Livre Bleu Diplomatique 2025
Chapitre 1
Aperçu de la situation internationale et perspectives diplomatiques du Japon
Pour que le Japon puisse assurer ses intérêts nationaux en matière de sécurité diplomatique et économique, prévenir les crises avant qu’elles ne surviennent, et garantir la sécurité et la prospérité de la vie de ses citoyens, dont ceux vivant à l’étranger, il est nécessaire de maintenir et de renforcer un ordre international fondé sur des valeurs et des principes tels que la liberté, la démocratie, les droits de l’Homme et l’État de droit, ainsi que de créer de manière proactive un environnement international pacifique et stable. Cela implique, pour ce faire, d’appréhender avec sérénité les tendances de la situation internationale, de s’adapter aux changements et de déployer une diplomatie stratégique et dynamique.
Ce chapitre propose un aperçu de la situation internationale qui concerne le Japon, ainsi que les perspectives de sa diplomatie.
1 Aperçu de la situation internationale
La communauté internationale se trouve aujourd’hui à nouveau à un tournant majeur de son histoire. Pendant un certain temps après la fin de la guerre froide, un ordre international stable s’est développé à travers le monde. Les démocraties avancées, dont les États-Unis qui disposent d’une puissance étatique écrasante et le Japon, ont pris l’initiative pour maintenir et développer un ordre international fondé sur des valeurs fondamentales et des principes tels que la liberté, la démocratie, le respect des droits fondamentaux de l’Homme et l’État de droit, ainsi que l’ordre économique fondé sur des règles et centré sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Partout s’est accentuée la tendance des pays à coopérer pour améliorer l’équité, la transparence et la prévisibilité des relations internationales. Bénéficiant de cet ordre international, l’économie s’est mondialisée et l’interdépendance a progressé, et la communauté internationale dans son ensemble, pays en développement compris, a pu profiter d’un certain degré de stabilité et de croissance économique.
Bien que la mondialisation ait réduit dans l’ensemble les disparités entre les nations, certains pays, comme ceux les moins avancés (PMA), n’ont pas pu profiter pleinement de ses avantages. Par ailleurs, dans les pays développés, les disparités internes se sont plutôt aggravées, entraînant des tensions et des divisions politiques et sociales et déstabilisant les systèmes démocratiques. D’autre part, l’essor des pays émergents et en développement, qui ont grandement bénéficié de l’ordre international décrit plus tôt, a conduit ces dernières années à une diversification de la communauté internationale. Certains des pays du Sud global sont conscients de ce changement et cherchent à exercer une plus grande influence, pour faire correspondre la force de leur voix politique à leur nouvelle puissance nationale.
De plus, on constate que certains États renforcent leurs capacités militaires de manière rapide et opaque, cherchant à s’affirmer davantage et à remettre en question l’ordre international existant pour qu’il corresponde à leur propre lecture de l’histoire. Certains ont également tendance à abuser de leurs relations de dépendance économique et à les instrumentaliser pour atteindre des objectifs politiques. Par ailleurs, le champ de la sécurité s’élargit à des enjeux tels que le renforcement de la résilience des chaînes d’approvisionnement pour les matériaux critiques, notamment les semi-conducteurs et les minerais essentiels, la promotion et la protection des technologies critiques et émergentes, la cybersécurité et la lutte contre la désinformation. Face à de tels changements de l’équilibre des pouvoirs et de l’environnement sécuritaire, la concurrence entre les nations devient plus intense et plus complexe.
Pour l’ensemble de la communauté internationale, il est urgent de s’attaquer aux enjeux globaux que sont les questions environnementales comme le changement climatique, la santé mondiale, la réduction des risques de catastrophes, ainsi qu’à des questions telles que le désarmement et la non-prolifération nucléaires, le terrorisme et la criminalité transnationale organisée. Ces dernières années, l’informatisation et la numérisation ont permis à ces problématiques d’être largement reconnues dans le monde entier. Face à ces défis, qui ne peuvent être relevés par une grande puissance seule, la coopération de la communauté internationale est plus importante que jamais. D’autant plus que la mondialisation économique et l’interdépendance, qui ont progressé dans le monde de l’après-guerre froide, persistent fortement dans le cadre de la concurrence entre les nations et un découplage complet n’est pas réaliste. Toutes ces dynamiques montrent la complexité de l’état actuel des relations internationales et la façon dont la confrontation, la concurrence et la coopération sont imbriquées entre elles.
C’est dans ce contexte que la Russie a lancé son agression contre l’Ukraine en février 2022, ébranlant jusqu’aux fondements de cet ordre international qui avait porté la paix, la stabilité et la prospérité dans la période de l’après-guerre froide. Au Moyen-Orient, l’ensemble de la région est devenu instable depuis les attaques terroristes du Hamas et d’autres groupes contre Israël en octobre 2023, ce qui a rendu plus complexe la structure des conflits au sein de la communauté internationale, en particulier concernant la situation à Gaza. Il devient difficile d’affirmer que le Conseil de sécurité des Nations unies (ci-après dénommé « Conseil de sécurité ») et autres instances, remplissent pleinement le rôle que l’on attend d’elles face aux divers problèmes découlant de l’aggravation des conflits et de la crise humanitaire. Certains pays, notamment ceux du Sud global, ont tendance à se montrer de plus en plus mécontents du système de gouvernance mondiale(1) existant. Cela a entraîné de profondes divisions au sein de la communauté internationale.
Aujourd’hui, alors que les relations internationales sont imbriquées de manière complexe, les conflits survenus en Europe et au Moyen-Orient ne se limitent pas uniquement à ce qu’ils sont à l’échelle de leur région, ils ont également engendré de nouvelles menaces à une échelle plus large, telles que les cyberattaques ou la diffusion de fausses informations. Ces menaces constituent une entrave à la coopération internationale pour répondre aux enjeux mondiaux et affectent la stabilité et la prospérité de toutes les régions du monde, y compris celle où se trouve le Japon. Dans ce contexte, en 2024, d’importantes élections, notamment l’élection présidentielle américaine, ont eu lieu dans différentes parties du monde, et plusieurs pays ont également vu leurs divisions internes et leurs tensions politiques s’aggraver. À l’avenir, la communauté internationale devra surmonter les divisions et relever le défi commun à toute l’humanité de la mise en place d’une gouvernance mondiale dans laquelle tous les pays, y compris ceux du Sud global, partagent les responsabilités.
Compte tenu de ce qui précède, la partie ci-dessous présente les principales problématiques auxquelles la communauté internationale est confrontée.
- (1) Gouvernance mondiale : Ensemble des institutions, politiques, normes, procédures et initiatives qui assurent la prévisibilité, la stabilité et l’ordre dans le traitement des problématiques interétatiques, répondant à l’absence à l’échelle internationale d’institution remplissant le rôle que les instances dirigeantes supérieures remplissent à l’échelle nationale.
(1) Remise en cause de l’ordre international libre, ouvert et fondé sur l’État de droit
Alors que des conflits font rage dans deux des trois régions qui ont historiquement joué un rôle important dans la stabilité mondiale, à savoir l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie de l’Est, la nécessité d’une stabilité dans la région indopacifique et notamment en Asie de l’Est est plus importante que jamais.
La Russie poursuit son agression contre l’Ukraine commencée en février 2022. La violation de manière flagrante par un membre permanent du Conseil de sécurité des principes de la Charte des Nations unies que sont la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’interdiction générale du recours à la force est un acte scandaleux qui ébranle les fondements mêmes de l’ordre international que la communauté internationale a construit au terme d’une longue période de travail acharné et au prix de nombreux sacrifices. La communauté internationale ne saurait tolérer un tel acte. La Russie a par ailleurs menacé à plusieurs reprises l’Ukraine d’utiliser des armes nucléaires. La communauté internationale doit rejeter fermement la menace nucléaire de la Russie et, a fortiori, l’utilisation de telles armes. L’instauration d’une paix juste et durable en Ukraine est essentielle au maintien de l’État de droit au sein de la communauté internationale.
L’agression de la Russie contre l’Ukraine et les tentatives unilatérales de modifier le statu quo par la force en Asie de l’Est ne sont pas des évènements distincts et géographiquement isolés, parce qu’elles constituent un défi pour l’ordre international fondé sur l’État de droit lui-même. En Asie de l’Est, donc dans la région autour du Japon, la Corée du Nord poursuit le développement de ses armes nucléaires et balistiques, notamment en lançant des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Par ailleurs, la Chine poursuit et intensifie ses tentatives unilatérales de modifier le statu quo par la force en mer de Chine orientale, y compris dans les eaux entourant les îles Senkaku, et en mer de Chine méridionale, tout comme elle poursuit et intensifie une série d’activités militaires autour du Japon. L’environnement sécuritaire autour du Japon n’a jamais été aussi dégradé et complexe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan sont des sujets tout aussi importants.
En outre, sont apparues des mesures visant à renforcer la coopération militaire entre la Russie et la Corée du Nord, notamment la participation de troupes nord-coréennes dans les combats contre l’Ukraine, ainsi que l’acquisition et l’utilisation par la Russie d’armes et de munitions, y compris de missiles balistiques, en provenance de Corée du Nord. Ces développements risquent non seulement d’aggraver davantage la situation en Ukraine, mais sont également très préoccupants quant à leur impact sur la sécurité de la région dans laquelle se trouve le Japon.
Afin de garantir la stabilité de la région indopacifique, il est essentiel, en premier lieu, que les États-Unis maintiennent et renforcent leur engagement dans la région. Il est nécessaire que le Japon renforce les capacités de dissuasion et de réaction de l’Alliance nippo-américaine ainsi que la crédibilité et la résilience de la dissuasion élargie.(2) Par ailleurs, la coopération avec des pays affinitaires, tels que les membres du G7, l’Australie, l’Inde, la Corée du Sud, les pays de l’Asie du Sud-Est et les pays insulaires du Pacifique, est également importante. En outre, dans la mesure où la sécurité indopacifique et la sécurité euro-atlantique sont indissociables, il est également crucial de coopérer avec un large éventail de pays et organisations internationales partageant les mêmes valeurs, notamment les pays européens, l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Lors du sommet du G7 dans les Pouilles, les membres du G7 ont déclaré qu’ils souhaitaient entretenir une relation constructive et stable avec la Chine, qu’ils reconnaissaient l’importance de s’engager de manière directe et franche pour exprimer leurs préoccupations et gérer leurs divergences. Ils ont également déclaré qu’ils continueraient à coopérer dans les domaines d’intérêt général et ont appelé la Chine à redoubler d’efforts pour promouvoir la paix et la sécurité internationales.
Dans le même temps, il est important que le Japon et la Chine, qui portent la responsabilité du maintien de la paix ainsi que de la prospérité de la région et du monde, déploient des efforts conjoints pour établir une « relation constructive et stable » en plus de promouvoir de manière globale une « relation mutuellement bénéfique fondée sur des intérêts stratégiques communs ».
- (2) La force de dissuasion qu’un pays détient et met au service de ses alliés et d’autres pays. Le Japon dispose de sa propre dissuasion, tout en bénéficiant de la dissuasion élargie de son allié, les États-Unis.
(2) Les défis lancés à la gouvernance mondiale par le changement de l’équilibre des pouvoirs et la résolution des enjeux globaux
Depuis la fin de la guerre froide, de nombreux pays émergents et en développement ont réalisé des avancées économiques grâce à un ordre international stable, ce qui a conduit la communauté internationale à être témoin d’un changement historique dans l’équilibre des pouvoirs. Conscients de cette évolution, certains pays émergents et en développement au sein du Sud global s’efforcent de renforcer leur unité. Il n’est pas pertinent d’envisager le Sud global comme une entité unique parce que leur position géopolitique, leur situation économique et les défis auxquels ils sont confrontés varient d’un pays à l’autre.
Dans ce contexte, il existe un mécontentement croissant ces dernières années, en particulier dans les pays du Sud global, à l’égard des règles et des systèmes existants dans la communauté internationale, en raison du fait que le Conseil de sécurité, qui a comme responsabilité principale de garantir la paix et la sécurité de la communauté internationale, n’a pas pleinement été en mesure de remplir son rôle face aux situations en Ukraine et au Moyen-Orient à cause de l’exercice du droit de veto des membres permanents.
Des enjeux globaux, tels que les questions environnementales comme le changement climatique, la réduction des risques de catastrophes et la santé mondiale, notamment les maladies infectieuses, s’aggravent. Afin de combler le déficit de financement auquel sont confrontés les pays en développement pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD), les appels en faveur d’une réforme des banques multilatérales de développement (BMD) se multiplient.
Dans ce contexte, le Sommet de l’avenir s’est tenu en septembre à New York, aux États-Unis, afin de restaurer la confiance dans l’Organisation des Nations unies (ONU) et de répondre efficacement aux ODD et aux nouveaux défis grâce à la coopération internationale. Au cours du processus de négociation, des conflits d’intérêts ont opposé les pays développés et les pays en développement et émergents, mais finalement, le Pacte pour l’avenir, qui reflète les appels au renforcement des Nations unies dans ses fonctions et à la réforme du Conseil de sécurité et définit 56 mesures visant à protéger les besoins et les intérêts des générations présentes et futures, a été adopté par consensus. C’est la première fois que les chefs d’État et de gouvernement du monde entier soulignent conjointement l’urgence de réformer le Conseil de sécurité, appelant à la prise de mesures concrètes pour aller de l’avant.
Alors que le système multilatéral centré sur les Nations unies rencontre des difficultés, la coopération entre alliés et pays affinitaires prend de plus en plus d’importance, comme au sein du G7, ou du QUAD (Japon, Australie, Etats-Unis et Inde), des cadres de discussion entre le Japon, les États-Unis et la Corée du Sud, ou entre le Japon, les États-Unis et les Philippines. Comme il n’est plus possible pour la communauté internationale de converger vers un ensemble unique de valeurs et de principes, le Japon doit adopter une approche inclusive qui surmonte les conflits de valeurs et d’intérêts ainsi qu’une diplomatie sur mesure pour apporter à chaque pays le soutien dont il a réellement besoin.
(3) Les impacts de la mondialisation économique et le développement des sciences et des technologies
Le réseau économique mondial qui s’est développé depuis la fin de la guerre froide continue de soutenir la croissance, socle commun de la communauté internationale, et l’interdépendance de la communauté internationale continue de se renforcer.
Dans ce contexte, la pandémie de COVID-19 et l’agression de la Russie contre l’Ukraine ont révélé ces dernières années la vulnérabilité de la chaîne d’approvisionnement alimentaire et énergétique. En outre, nous avons pu observer certains pays tenter d’étendre leurs intérêts et leur influence par la coercition économique en tirant parti de la dépendance économique et de la puissance de leurs marchés. Cela montre qu’à une époque où un découplage complet n’est plus possible, la mondialisation économique et l’interdépendance n’apportent pas que des perspectives positives de croissance et de prospérité mais aussi un risque de menaces pour la sécurité. Des problèmes tels que le vol de propriété intellectuelle ou de technologies sensibles, et les limites d’un financement du développement qui ne tiendrait pas compte de la viabilité de la dette des autres pays ont également été identifiés, et le champ de la sécurité s’est élargi pour inclure le domaine de l’économie et celui des technologies. Pour répondre à ces exigences de notre époque, la sécurité économique suscite un intérêt croissant à l’échelle internationale.
Afin de contrer la coercition économique et les politiques et pratiques non commerciales, et de maintenir et de développer l’ordre économique international libre et équitable fondé sur des règles, il devient de plus en plus important de maintenir et de renforcer le système commercial multilatéral, avec l’OMC en son centre, et de créer de nouvelles règles adaptées à notre époque. Il est également nécessaire d’intégrer la durabilité sociale et environnementale dans l’économie, et d’aborder l’environnement, les droits de l’Homme et l’égalité entre les sexes en gardant à l’esprit la réalisation des ODD, et ce tout en visant la croissance économique.
Si l’on observe les avancées scientifiques et technologiques, des innovations telles que les systèmes de communication mobile de cinquième génération (5G), l’Internet des objets (IoT) et les technologies quantiques apportent des changements essentiels et irréversibles à la société et à la vie quotidienne. Le développement des réseaux sociaux a inauguré une ère où des lieux géographiquement éloignés sont instantanément reliés par l’information. Ces dynamiques de numérisation et d’informatisation de la société ont amélioré le confort de la vie humaine et facilité la communication transfrontalière. Le cas de l’intelligence artificielle (IA) mérite particulièrement d’être mentionné ici : en se développant rapidement ces dernières années, l’IA a ouvert des perspectives de progrès pour la société humaine, tout en l’exposant, notamment par le biais de systèmes d’IA avancés comme l’IA générative à de nouveaux risques comme les cyberattaques, la manipulation de l’information et la diffusion de fausses informations. Il faut rappeler que de telles avancées technologiques, avec leur dualité d’usages possibles, à la fois civils et militaires, sont directement liées à la compétitivité nationale, qui conduisent également à des initiatives visant à renforcer la puissance militaire. Elles peuvent aussi mettre à l’épreuve les systèmes démocratiques eux-mêmes dans la mesure où le développement de biais de confirmation(3) dans l’utilisation des réseaux sociaux a rendu plus difficile la formation d’une opinion publique qui s’appuie sur des informations correctes et un débat sain.
La situation internationale actuelle montre clairement que la paix et le progrès de nos sociétés internationales ne peuvent plus être assurés aujourd’hui uniquement par la mondialisation et l’interdépendance des économies. Afin que des activités économiques libres, que les sciences et les technologies, et que l’innovation profitent à l’humanité pour un avenir meilleur, il est essentiel de coopérer en faveur d’une gestion appropriée des risques et d’une gouvernance équitable.
- (3) Biais de confirmation : Il s’agit de la tendance, lors de la vérification d’une hypothèse, à sélectionner les informations qui soutiennent cette hypothèse parmi de nombreux éléments d’information et à sous-évaluer ou ignorer les informations qui la contredisent (Source : imidas (Glossaire des termes actuels))
